Claudio SALVAGNO : L'emperi de l'ombra
Article paru dans la revue Europe
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L'occitan ou langue d'oc, comme on ne le sait pas assez, n'est pas une langue régionale mais européenne. Elle est parlée non seulement sur le tiers sud de la France, mais aussi dans le Val d'Aran espagnol (où elle est langue officielle) et dans les vallées cisalpines des Alpes qui descendent vers Turin et Cuneo. L'emperi de l'ombra en est la preuve poétique. Son auteur, Claudio Salvagno, est un poète occitan qui vit à Bernès / Bernezzo et qui ne parle pas français mais italien. Cet autodidacte travaille dans les chemins de fer italiens et se présente aussi comme plasticien, sculpteur sur bois notamment. De là le parti pris des éditeurs de présenter une version trilingue, occitane, italienne et française, de ce singulier poète, avec une vignette de couverture reproduisant un objet en bois sculpté par lui, intitulé « voix de cytise ».
Quant à la voix de Claudio Salvagno, elle s'élève, comme l'explique une note en fin de livre, de l'« extrême orient occitan », mêlant au dialecte sud-cisalpin des inflexions piémontaises et italiennes, ainsi que des variantes personnelles empruntées notamment au provençal. Cette voix parle « une langue sauvage », selon le mot des éditeurs, et puise à plusieurs sources.
Mais la singularité de Salvagno n'est pas seulement linguistique. Nous n'avons pas affaire à un poète « dialectal », comme on dit de l'autre côté des Alpes. Rares en effet sont les poètes qu'on peut qualifier d'alpins sans aussitôt les rabaisser au niveau d'une littérature régionaliste faite de clichés d'office du tourisme. La Suise romande nous a fait don, en français, de quelques uns de ces écrivains « alpins » authentiques, universels et profondément enracinés, Ramuz, Chappaz. Dans ses poèmes, pour la première fois rassemblés en recueil, Salvagno, l'Occitan du Piémont, nous parle de son rude pays de montagnes, l'empire de l'ombre, versant négatif de l'empire mistralien du soleil. Mais son lyrisme est dépouillé de tout pittoresque. Son regard et ses sensations sont hautement problématiques. L'amour viscéral mais jamais explicite qu'on sent bien qu'il porte à ses montagnes est imprégné jusqu'au malaise d'un doute sur leur avenir. Les montagnes sont évidemment la métonymie de la langue qui les dit et qui les a nommées depuis des temps immémoriaux. Cette poésie pose tout simplement le problème de l'héritage auquel sont confrontées toutes les cultures de notre époque, mais elle le fait de façon allusive, sans aucune volonté démonstrative. Sur le mode mineur et interrogatif, elle se demande modestement, sans hasarder aucune réponse, quel usage faire désormais de ce pays, langage et paysages, dont la logique du progrès voue à la destruction les formes à nous transmises. Les premiers vers du poème-titre donnent le ton et posent la question : « Je ne sais qui se rassemblera pour cette oeuvre en commun / et si nous construirons avec ces lauses / de nouveaux fronts brillants. / Lauses de ces monts chargés de patience / les têtes dans les nuages et les pieds dans le brouillard. »
Difficile à rendre en français, cette notion de rueida, d'« oeuvre commune » à laquelle s'attelle tout une communauté, tracé d'un chemin, construction d'une maison, endigage d'un torrent, concerne désormais la transmission de ce qui nous constitue, mais elle est plus que jamais incertaine, car c'est l'idée même de communauté qui tend à s'effacer.
Trois ensembles poétiques forment le recueil, « l'empire de l'ombre », « Septembre », « Lumières de février », tous titres significatifs
évoquant l'hiver ou la fin de l'été. Chacun d'eux consiste en une suite de poèmes d'une à six pages. La forme est libre, strophes et vers de
longueur variable, ponctuation scrupuleuse.
Les sensations concrètes, tactiles et olfactives, abondent. Le poète, comme le plasticien qu'il est aussi, est fasciné par le toucher du bois
ou de l'ardoise, par ces vieux objets devenus inutiles, clenches, tacoules, nilles, en bois de cytise ou de châtaignier, chefs-d'oeuvre anonymes
dont on oublie et les noms et l'usage. « Une nille qui a fini de courir, / de serrer les trousses de foin. Je la prends en main et je
la serre / comme tu serres / la main d'un ancien qui va mourir. » Ces sensations se mêlent et s'entrecroisent, surgies en même temps de
souvenirs d'enfance, de scènes de la vie quotidienne et de réminiscences littéraires, au nombre desquelles les troubadours occitans et
l'univers solaire de Mistral.
Une voix authentique et originale s'élève d'un paysage de brumes et de neiges, d'un empire de l'ombre aussi fantasmé que réel, mais qui nous paraît étrangement familier de drainer tous nos doutes.
Jean-Claude Forêt
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L'empèri de l'ombra / L'empire de l'ombre
de Claudio Salvagno
Avec une double traduction italienne et française
Format : 14 x 22,5 / 184 pages / ISBN : 2-905213-22-1
Prix : 20 €