Robert LAFONT : Lo viatge grand de l'Ulisses d'Itaca
Article paru dans la revue Europe
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Rares sont les langues du monde qui peuvent se flatter de posséder cet objet impossible : une traduction de l’Odyssée qui rende avec ses moyens propres le rythme de l’original, la force de l’epos et l’épaisseur concrète de l’univers méditerranéen, salin et solaire. Il y faut un improbable traducteur, à la fois écrivain de métier, possédant à fond les ressources de sa langue, et helléniste érudit doublé de linguiste, n’ignorant rien du texte grec ni de ses exégèses successives. L’occitan au moins a cette chance depuis la toute récente traduction de Robert Lafont. Cette traduction est accompagnée de gloses qui font le point sur les dernières recherches homériques et décapent le texte de la gangue d’interprétations erronées qui en ont faussé le sens depuis sa composition, notamment le mythe d’un auteur unique. Un autre poète occitan, le provençal Charloun Rieu, avait lui aussi réalisé une traduction savoureuse et de haute tenue, mais il l'avait fait en « prose étale » et d'après une traduction française. Comprenant qu’on ne peut traduire l’Odyssée qu’en inventant un vers qui s’approche au plus près de l’hexamètre dactylique du poème, Robert Lafont a créé un mètre de seize syllabes, souple et rythmé, capable de rendre vers à vers les inflexions homériques. Victor Bérard avait choisi l'alexandrin blanc, mais cette solution présente le double inconvénient de ne pas faire correspondre le vers français avec le vers grec et d'engendrer assez vite une certaine monotonie, heureusement brisée par le recours à d'autres mesures paires.
Délaissant la Télémaquie et le massacre des prétendants, le traducteur s’est attaché au cœur de l’Odyssée, au Voyage, soit plus de 3 300 vers. C'est là en effet que Robert Lafont cherche le véritable Ulysse, l'errant, l'exilé, le marin têtu qui s'obstine dans le retour vers l'épouse et la patrie, confondues dans un seul désir, une même nostalgie. Cette fascination de toujours que ressent le traducteur occitan pour le poème par excellence de l'errance et de la quête, on la retrouve chez maint poète, Georges Séféris, par exemple, et, curieusement, pour des raisons semblables. Séféris, après la « Grande Catastrophe » de 1920 qui chassait pour toujours les Grecs d'Asie Mineure, jetait dans l'exil des millions de réfugiés et mettait un terme définitif aux rêves de grandeur de sa désormais petite nation, concevait sa grécité comme une errance perpétuelle vers une Ithaque engloutie. Lafont quant à lui n'a pas donné d'autre sens à sa vie et à son oeuvre (cette dernière colossale par son volume, sa richesse et sa diversité) que la quête d'un pays disparu mais vivant encore d'une existence virtuelle, riche de tous les possibles, dans la conscience aliénée de ses habitants. Chez le poète grec et chez l'occitan, cette référence commune à Ulysse s'accompagne du même humanisme et du même refus de l'enfermement ethnique.
À lire les vers odysséens dans leur version occitane, une impression s'empare du lecteur, pour peu qu'il soit quelque peu familier de l'oeuvre de Lafont. Cet Ulysse qui veille (« Assis près de la barre, en maître il gouvernait, sans qu'un somme jamais tombât de ses paupières », comme traduit Victor Bérard) est une sorte d'autoportrait du traducteur. On songe à la posture du Veilleur à la citerne [La Gacha a la cisterna], qui, dans le long et magnifique poème qui porte ce titre (et que Jorn a publié en 1998), est au fil des siècles le gardien de la mémoire au milieu des horreurs tourbillonnantes de l'histoire. Dans l'Odyssée, cette figure s'anime, et, cessant de veiller sur les eaux étales de la mémoire, elle chevauche les vagues de la tempête, mais une même vigilance la tient en éveil.
Quoi qu'il en soit, il s'agit de bien plus qu'un simple exercice de style. L'investissement du traducteur dans ce récit de retour vers Ithaque-Occitanie est total. Les deux pays font d'ailleurs partie du même univers, la civilisation de l'olivier, ils se baignent dans la même mer, regardent le même paysage. Dans sa double fidélité, y compris rythmique, aux langues source et cible, cette traduction restitue l’éternelle jeunesse du poème en nous faisant ressentir, 2700 ans après, dans un occitan riche et savoureux, l’émerveillement ébloui des auditeurs du rhapsode.
Jean-Claude Forêt
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Lo viatge grand de l'Ulisses d'Itaca,
de Robert Lafont
Format : 14 x 22,5 / 184 pages / ISBN : 2-905213-28-0
Prix : 20 €